Soit un père de famille, désireux de transmettre à ses enfants un patrimoine constitué pour l’essentiel de valeurs mobilières. Il a le choix : ou il vend ses titres et donne à ses enfants l’argent de la vente, ou bien il donne les titres, à charge pour ses enfants de les vendre. Dans le premier cas, deux impôts sont exigibles : l’impôt de plus-value, qui frappe l’enrichissement du donateur entre le moment où il a acquis les titres et celui où il les vend, et les droits de mutation à titre gratuit, qui s’appliquent à raison de la donation. Dans le second cas, seul l’impôt de mutation est dû. Depuis longtemps, l’administration poursuit, au nom de «l’abus de droit», ceux qui préfèrent la seconde voie à la première. Le juge administratif lui donne tort, considérant qu’à partir du moment où la donation est réelle et où le donateur poursuit une finalité familiale autre que fiscale, il ne commet pas d’abus de droit et peut s’engager dans la voie la moins imposée.
Ce raisonnement de bon sens est aujourd’hui fragilisé. Dans le cadre de l’examen du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale, le Sénat a adopté, le 18 juillet, un texte qui prévoit qu’il peut y avoir «abus de droit» lorsqu’une personne fait des actes qui ont «pour motif essentiel» d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales qu’elle aurait normalement dû supporter.
Cette modification de l’abus de droit, symptomatique d’une époque qui confond fraude fiscale et optimisation fiscale, est à déplorer très vivement. C’est la porte ouverte à une insécurité juridique extrême. Dans toute opération de restructuration patrimoniale, coexistent un objectif familial et le souci de payer aussi peu d’impôts que possible, dans les limites de ce qu’admet la loi. Comment fera-t-on pour savoir si une personne recherche à titre «essentiel» un avantage fiscal? Conviera-t-on des psychologues à participer aux contrôles fiscaux afin de sonder l’intériorité des contribuables? Leur demandera-t-on de faire un dosage quantitatif: «Untel a certes entendu transmettre son patrimoine à ses enfants, mais j’estime que 53 % de sa motivation était de faire une économie d’impôt qu’il n’aurait pas faite s’il avait commencé par céder ses titres avant de les donner.» Qu’on imagine le déroulement futur des discussions entre contribuables et administration fiscale…
Les échanges risquent d’être d’autant plus tendus que l’abus de droit est sanctionné par une pénalité qui s’élève presque systématiquement à 80 % de l’impôt éludé. 80 % pour avoir recherché à titre principal un avantage fiscal dans une opération dont nul ne conteste qu’elle poursuit également d’autres finalités, c’est beaucoup. 80 % pour sanctionner un comportement défini en des termes aussi flous, c’est inconstitutionnel. Rappelons ici que la pénalité d’abus de droit, quoique prononcée par une autorité administrative, présente un caractère punitif. Or, il existe un principe fondamental du droit pénal sur lequel on ne peut transiger, fût-ce au nom de la lutte contre la fraude et l’optimisation fiscale: c’est le principe de légalité des délits et des peines. Une infraction, pour être pénalement sanctionnée, doit être suffisamment définie. Punir le citoyen sur la base d’infractions floues, c’est l’arbitraire érigé en loi, c’est la négation de l’État de droit. Dans ces conditions, l’extension de la définition de l’abus de droit devrait conduire le législateur à supprimer la pénalité de 80 %. Si le texte définitif devant être voté en septembre devait maintenir cette extension, nul doute que le Conseil constitutionnel devrait dépénaliser l’abus de droit. Le législateur aura alors obtenu l’inverse de ce qu’il souhaitait.
Auteur : Tribune de Philippe Bruneau * Texte cosigné par les membres du bureau du Cercle des fiscalistes: Bernard Monassier, notaire, administrateur de Dassault Médias, Daniel Gutmann, professeur de droit fiscal à l’université de Paris-I, Jean-Yves Mercier, avocat associé CMS bureau Francis Lefebvre, Jean-François Desbuquois, avocat associé au cabinet Fidal, Michel Giray, notaire, et Rémy Gentilhomme, notaire.
Parution : Le Figaro du 5 août 2013