Jean-François DESBUQUOIS, avocat associé, membre du Cercle des Fiscalistes
Le 15 novembre 2013 lors de l’examen de la loi de finances pour 2014, l’Assemblée Nationale a adopté contre l’avis du Gouvernement deux amendements particulièrement inquiétants.
L’amendement n°527 impose à toute personne qui commercialise ou met en oeuvre un schéma d’optimisation fiscale d’en faire la déclaration préalable à l’administration.
Il dispose que « Constitue un schéma d’optimisation fiscale toute combinaison de procédés et instruments juridiques, fiscaux, comptables ou financiers :
1° Dont l’objet principal est de minorer la charge fiscale d’un contribuable, d’en reporter l’exigibilité ou le paiement ou d’obtenir le remboursement d’impôts, taxes ou contributions ;
2° Et qui remplit les critères prévus par décret en Conseil d’Etat ».
Le manquement à l’obligation déclarative est sanctionné par une amende de 5% des revenus perçus (pour le commercialisateur), ou de 5% de l’avantage fiscal (pour le redevable).
Cette mesure s’appliquera à compter du 1er janvier 2015.
L’amendement n°530 substitue dans la définition de l’abus de droit fiscal figurant à l’article L 64 du LPF, les mots « ont pour motif principal » aux dispositions actuelles qui sont « n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui ».
Cette réforme s’appliquera à compter du 1er janvier 2016.
L’adoption de ces deux amendements nous semble particulièrement critiquable pour deux raisons fondamentales.
L’abandon par le législateur de sa compétence
Comme nous le disions en introduction, le Ministre délégué au Budget, présent en séance s’est fermement opposé à leur adoption au nom du gouvernement et de l’Administration qu’il dirige, et ce non pas parce qu’il les conteste sur le principe mais parce qu’il considère, à juste titre, que les textes proposés étaient par trop inaboutis tant au niveau de la réflexion que de leur formulation. Les débats parlementaires font en effet clairement apparaitre que ces amendements rédigés de façon large et imprécise s’apparentent plus, dans l’esprit même de leurs auteurs, à une déclaration politique de principe, et à un moyen de pression destiné à faire avancer la réflexion sur ce sujet, qu’à de véritables dispositifs législatifs destinés à être appliqués. Le ministre a fait valoir les nombreuses et fortes objections à ce que des projets aussi imprécis, notamment sur les modalités et le champ d’application, deviennent des textes de loi. Il a rappelé les risques résultant de cette adoption précipitée et brouillonne : le fait que l’administration risquait d’être encombrée de multiples déclarations de schémas effectuées à titre de précaution qu’elle n’aurait pas les moyens de traiter ce qui ferait perdre toute efficacité à cette mesure qui devait lui permettre d’analyse en profondeur les schémas, le risque d’inflation du contentieux et d’engorgement des tribunaux, la contrariété avec la jurisprudence de la CJCE (basée sur l’analyse que la fraude à la loi n’existe que lorsque le redevable recherche un but exclusivement fiscal), le fait que ces dispositifs pourraient être mal perçus par les entreprises qui commencent tout juste à s’engager dans la relation de confiance, et donc comme conséquence ultime l’incapacité probable de ces dispositifs à empêcher l’optimisation qu’ils sont censés combattre. Il a rappelé aussi que le nouveau critère de l’abus de droit entrainerait une modification fondamentale de l’esprit du dispositif. L’administration et le juge devraient désormais effectuer la pesée comparative de l’importance relative des avantages fiscaux et des objectifs patrimoniaux et familiaux recherchés par le redevable ce qui serait particulièrement subjectif et délicat. Cette appréciation deviendra alors une question de pur fait relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond, empêchant ainsi toute harmonisation de la jurisprudence par les cours suprêmes civiles et administratives. Des décisions pourraient donc être rendues en sens opposés sur des situations de fait pourtant parfaitement identiques, voir même pour des personnes concernées par la même opération mais relevant de juridictions situées dans des ressorts territoriaux différents.
Tout cela n’y a rien fait ! Les parlementaires, même s’ils n’ont pas contesté cette imprécision des amendements et se sont bien garder de tenter la moindre illustration concrète et précise de ce que pourrait un motif principalement fiscal, les ont malgré tout adopté en l’état et ont renvoyé à la sagesse de l’administration d’en faire une application modérée, et à la jurisprudence d’en assurer le contrôle ! Conscients du trouble manifeste qu’ils risquent d’apporter à la sécurité juridique, ils ont d’ailleurs prévu des délais d’entrée en vigueur inhabituellement longs pour permettre au pouvoir règlementaire de définir le champ d’application du dispositif de déclaration préalable des schémas d’optimisation par un décret, et de réfléchir pour lui proposer d’éventuelles modifications législative du nouveau dispositif d’abus de droit.
Le législateur se désengage donc du débat et renvoie à l’administration et au juge de calibrer et d’affiner les normes juridiques particulièrement imprécises qu’il n’a lui-même adopté que sous forme d’un vague principe. Ceci est particulièrement choquant dans la mesure où ces dispositifs ont une portée potentiellement très large : ils sont susceptibles de s’appliquer dans la plupart des opérations économiques réalisées par les particuliers et les entreprises et sont sanctionnés par des peines particulièrement lourdes (jusqu’à 80% pour l’abus de droit). Le ministre a d’ailleurs attiré l’attention des députés sur le risque qu’un dispositif porteur d’une telle insécurité fiscale, et compte tenu des sanctions très lourdes qui s’y attachent, exposait la France à une condamnation immédiate par la Cour européenne des droits de l’homme.
Il nous semble que sur des sujets aussi importants la loi mérite d’être formulée de façon suffisamment précise pour pouvoir être appliquée et ne peut se borner à être une simple déclaration d’intention politique. Elle doit aussi respecter les principes et les normes qui lui sont supérieurs.
Il est très inquiétant de voir le législateur abdiquer sa compétence d’édicter la loi dans un domaine aussi fondamental pour la liberté des citoyens et transférer au gouvernement le soin d’en définir les modalités et le champ d’application, et à l’administration et aux juges de l’appliquer avec modération, en renonçant à leur fournir une règle claire et objective sur laquelle ils pourront s’appuyer.
La confusion des concepts d’optimisation et de fraude :
Les débats sur ces amendements reflètent également une dangereuse confusion des concepts. Transparait en filigrane l’idée qu’au nom de la morale et du « pacte social et républicain » le redevable doit acquitter un impôt qui dans l’esprit du législateur semble être l’impôt maximum qui peut s’appliquer à l’opération lorsqu’elle est susceptible de plusieurs traitements fiscaux différents. Le législateur considère donc qu’il existe dans chaque opération juridique un impôt dû objectivement et qu’il correspond à celui établi au taux le plus élevé. Le fait pour le redevable de retenir une solution moins onéreuse fiscalement lorsqu’il a une option, ou de conseiller un redevable pour exercer un tel choix serait donc désormais répréhensible.
Cette approche est très contestable. Elle est directement contraire à la jurisprudence qui décide de façon constante que le redevable a la liberté de choisir la solution fiscalement la moins onéreuse. Cette approche est en outre particulièrement paradoxale venant d’un législateur fiscal qui n’a de cesse de promouvoir de nouveaux dispositifs fiscaux offrant de telles options. Par exemple que fait-il d’autre lorsqu’il crée, dans la même loi de finances pour 2014, le PEA PME ? Pour quels motifs autres que principalement fiscaux un redevable pourrait-il décider d’acheter des titres dans un tel PEA plutôt que sur un compte-titres ordinaire?
En choisissant de rester au niveau de principes abstraits et en refusant de définir de façon plus précise ce que serait un but « principalement fiscal » (qui est pourtant au coeur de ces deux amendements) le législateur ne permet pas de comprendre où se situe la limite entre le comportement fiscal permis et celui qui serait prohibé.
En confondant l’optimisation et la fraude, il dénature totalement l’essence même de l’abus de droit (la répression de la fraude) et fait ainsi perdre toute légitimité à la sanction de 80%. La constitutionnalité de cette modification pourrait probablement être mise en cause.
Quel est le comportement permis ou interdit au redevable en matière fiscale ? Qui du législateur, de l’administration ou du juge doit le déterminer ? Il s’agit de questions absolument essentielles au plan de la démocratie et de choix même du système juridique dans lequel nous souhaitons vivre : un régime de droit écrit ou bien un système basé sur la jurisprudence et l’équité. Il appartient au législateur et à nul autre de le définir, et de le faire clairement pour donner une sécurité juridique et une prévisibilité suffisante aux acteurs économiques : entreprises et particuliers. L’insécurité et le risque de contentieux permanents résultant des textes actuels risquent de peser fortement sur l’activité économique et dégraderont encore un peu plus l’attractivité de la France.
SOURCE : Actes Pratiques Stratégie Patrimoniale de décembre 2013.